
Alors que disparaissait le dernier poilu de la Grande Guerre, il convient de rappeler le destin tout aussi remarquable du dernier grognard de l’armée napoléonienne, vétéran de Waterloo, décédé en 1898 à l’âge vénérable de 104 ans. Le texte qui suit fut rédigé à l’occasion du centenaire de sa mort.
Chaque jour, dans le paisible village de Carisey (1), dans l’Yonne, les habitants avaient l’habitude de voir passer, à heures presque fixes, un vieil homme digne et droit, que tous saluaient avec un respect teinté d’affection.
De haute stature, encore alerte malgré son âge avancé, il marchait d’un pas décidé, tenant à la main une canne qu’il faisait parfois tournoyer d’un geste martial. Vêtu d’une longue redingote en drap épais semblable à celui des anciens manteaux d’infanterie, il arborait à la boutonnière deux insignes : le ruban rouge de la Légion d’honneur et celui, rayé rouge et vert, de la médaille de Sainte-Hélène. Une balafre impressionnante lui striait le front, souvenir d’un choc sanglant.
Louis Victor Baillot, né à Percey le 9 avril 1793, vivait simplement, à l’image des paysans de son époque, mais il conservait pieusement en mémoire le souvenir de l’Empereur, incarnant à lui seul les vestiges vivants de l’épopée impériale.
Son aventure commence en juillet 1812. Incorporé à la suite d’une levée en masse, il est affecté au dépôt de Neuf-Brisach, en Alsace, et intégré au 3ᵉ bataillon de la 105ᵉ demi-brigade d’infanterie de ligne. À peine équipé, il rejoint Mayence, puis séjourne deux mois à Erfurt avant de partir pour la Vistule, où il retrouve les débris de la Grande Armée.
Il connaît son baptême du feu le 17 avril 1813 à Wittenberg, puis participe aux combats du Mecklembourg. De septembre 1813 à août 1814, sous les ordres du maréchal Davout, il participe au long siège de Hambourg. Licencié par les Bourbons à l’été 1814, il est rappelé lors des Cent-Jours.
Réaffecté au 105ᵉ régiment d’infanterie de ligne, il part en campagne en Belgique. Le 14 juin 1815, à Beaumont, Napoléon harangue ses troupes, appelant au courage. Baillot voit l’Empereur pour la première fois.
Le 16 juin, son régiment arrive aux Quatre-Bras, fraîchement conquis par le maréchal Ney. Le lendemain, le ciel gronde, et un orage violent s’abat sur les plaines. Dans cette boue épaisse, Baillot s’enfonce jusqu’aux genoux. Il atteint le Mont-Saint-Jean à la nuit tombée, contraint de bivouaquer dans des conditions misérables.
Le 18 juin, les cieux se dégagent. À 11 h 30, l’Empereur ordonne l’attaque depuis Rossomme. Le 105ᵉ avance et repousse l’ennemi, s’emparant d’une position anglaise. Soudain, des soldats écossais, tapis dans les blés, se lèvent et tirent à bout portant. Les Français, surpris, battent en retraite.
Reprenant courage, le 105ᵉ repart à l’assaut, quand surgissent les dragons écossais. La charge est foudroyante. Baillot reçoit un coup de sabre violent sur la tête. Sa gamelle, cachée sous sa coiffure, lui sauve la vie. Grièvement blessé, gisant dans son sang, il est laissé pour mort.
Fait prisonnier par les Anglais, il est transféré à Plymouth. Libéré fin 1816, il rentre à pied jusqu’à Auxerre, où il est réformé pour tuberculose pulmonaire. Sa famille, stupéfaite de le voir vivant, peine à le reconnaître.
Tout au long de sa vie, il évoquera avec ferveur ses campagnes. Amateur de musique et fervent admirateur des parades, il assistait avec assiduité aux défilés de la garnison d’Auxerre, où résidait sa fille, mariée au maréchal des logis Charles Jolly.
Il constata, non sans nostalgie, l’évolution de l’armée : le pantalon garance apparu en 1829, la tunique remplaçant l’habit, le shako ayant supplanté l’ancien couvre-chef, et surtout, le fusil Gribeauval, en usage sous Napoléon, remplacé par le fusil Chassepot.
Le peintre militaire Ernest Grolleron, originaire de Seignelay (Yonne), réalisa son portrait en avril 1897.
Louis Victor Baillot mourut à Carisey le 3 février 1898, à deux heures du matin, dans la demeure aujourd’hui occupée par M. Gilbert Kerne, ancien maire. Il avait alors 104 ans, 9 mois et 24 jours.
Sa vie, commencée peu après l’exécution de Louis XVI, traverse un siècle marqué par de profonds bouleversements, et s’achève sous la présidence de Félix Faure.
Le 5 février 1898, une foule nombreuse assista à ses obsèques. Aux côtés du maire Alexandre Millot, des personnalités locales rendirent un dernier hommage au dernier témoin de la plaine de Waterloo.
Photographié peu avant sa mort, son image est toujours visible dans la salle du conseil municipal de Carisey. Son visage souriant, empreint de mélancolie, semble nous adresser un adieu chargé de mémoire, ravivant les souvenirs d’une France héroïque.
De ces brumes surgissent, l’espace d’un instant, les silhouettes des grognards de l’Empire, ces hommes d’airain qui saluèrent leur chef d’un dernier « Vive l’Empereur », avant de s’évanouir dans les plis du temps.